Une vie entière en moins d’une heure…

Archimède a été le premier mathématicien à donner une estimation relativement précise de la valeur de π, le rapport entre la circonférence d’un cercle et son diamètre.  En coinçant le cercle entre des polygones réguliers inscrits et circonscrits à 12, 24, 48 et finalement 96 côtés, et en utilisant les périmètres de ces polygones, il a réussit à coincer la valeur de π 3,140831071<π<3173,1429ce qui confère à son estimation deux décimales de précision, remarquable pour l’époque !  Chaque itération de cette méthode amène une nouvelle racine carrée, si bien que l’estimation de π d’Archimède mène à l’expression suivante,  très belle mais très peu pratique :π4822+2+2+3Autant de racines à calculer à la main est un vrai cauchemar.  Et pendant des centaines d’années, aucune amélioration notable de la méthode n’a été trouvée et aucune autre méthode efficace inventée.  La méthode d’Archimède, longue et fastidieuse, manipulée par des esprits pour le moins patients, donne cependant lentement de meilleurs résultats au prix de calculs (à la main) d’une longueur sans mesure !  François Viète (1540-1603), en 1579, portant le nombre de côtés du polygone régulier à 6×216 soit un faramineux 393216 côtés, trouve une précision de neuf décimales !  L’approximation de Viète comporte, dans son calcul, dix-sept racines carrées emboîtées.  Terrible !  Mais cette méthode à la dure atteint son paroxysme avec les efforts ridicules de Ludolph van Ceulen qui y consacre la plus grande partie de sa vie.  Travail de moine pour le moins colossal : l’expression de van Ceulen comporte 5 douzaines de racines carrées emboîtées.  Il évalue chacune de ces racines à 35 décimales… à la main !   Son approximation de π, bonne pour 35 décimales de précision utilisait un polygone régulier comportant 262 côtés ! Un nombre astronomique à 19 chiffres : 4611686018427387904.

Entre en scène le grand Leonhard Euler.

2009_12_16_13

On connaissait depuis James Gregory la série infinie de la fonction arctangentearctan(x)=xx33+x55x77+x99x111+ En posant x=1 on obtient π4=arctan(1)=113+1517+19 Une série d’additions et de soustractions de fractions alternées… sans racine ! Malheureusement, cette série converge très lentement.  Si lentement que pour avoir la même précision qu’Archimède, il nous faudrait faire la somme de plus de 120 termes et pour obtenir la précision de Viète, plus d’un milliard de termes !  Cette série est donc complètement inutile pour le calcul de π.  Euler remarque que cette série converge beaucoup plus rapidement pour des valeurs de x proche de zéro (les exposants de x augmentant de 2 à chaque terme).  On considère l’identité trigonométrique suivante : tan(αβ)=tan(α)tan(β)1+tan(α)tan(β)On peut réécrire cette identité comme αβ=arctan(tan(α)tan(β)1+tan(α)tan(β))Euler pose alors tan(α)=xyet tan(β)=zwafin d’obtenirarctan(xy)arctan(zw)=arctan(xyzw1+xyzw)ce qu’on peut réécrire plus simplement comme arctan(xy)=arctan(zw)+arctan(xwyzyw+xz)Euler commence par poser x=y=z=1, w=2En remplaçant dans l’équation précédente, il trouve π4=arctan(1)=arctan(12)+arctan(13)ce qui donneπ=4arctan(12)+4arctan(13)Euler ne s’arrêta pas là.  Les nombres 12 et 13 étant trop grands à son goût, il pose x=1, y=2, z=1, w=7Il obtient doncarctan(12)=arctan(17)+arctan(515)ce qui fait arctan(12)=arctan(17)+arctan(13)Il remplace par la suite dans l’équation précédente pour obtenirπ=4(arctan(17)+arctan(13))+4arctan(13)ce qui faitπ=4arctan(17)+8arctan(13)Mais ce n’est pas encore assez pour le grand Euler. Il s’attaque maintenant au 13. Il posex=1, y=3, z=1, w=7et obtientarctan(13)=arctan(17)+arctan(211)En substituant dans la dernière équation, il obtientπ=4arctan(17)+8(arctan(17)+arctan(211))et donc plus simplementπ=12arctan(17)+8arctan(211)Dans une dernière itération, Euler posex=2, y=11, z=1, w=7Il obtient alorsarctan(211)=arctan(17)+arctan(379)En remplaçant une dernière fois dans l’équation précédente, il obtientπ=12arctan(17)+8(arctan(17)+arctan(379))et doncπ=20arctan(17)+8arctan(379)Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’équation ci-dessus est bien une équation, et non pas une approximation !  Les nombres 17 et 379 sont suffisamment petits pour que la convergence soit rapide.  En calculant les 6 premiers termes de chaque série, on obtientπ  20(17(17)33+(17)55(17)77+(17)99(17)1111)+8(379(379)33+(379)55(379)77+(379)99(379)1111)ce qui faitπ23000194889490178451147323993408887321189417514983247315006169930153,14159265357Une approximation bonne pour 10 décimales, soit une de plus que Viète qui avait, je le rappelle, calculé dix-sept racines carrées emboîtées pour obtenir les siennes.

Euler a dit :

J’ai utilisé cette méthode pour calculer vingt décimales de précision à π et ces calculs m’ont demandé environ une heure de travail.

On ne peut qu’avoir une petite pensée pour le pauvre Ludolph van Ceulen !

Référence : William Dunham (2004), The Calculus Gallery

4 thoughts on “Une vie entière en moins d’une heure…

  1. Dommage que ces jeux mathématiques ne soient plus trop à la mode.
    Ce blogue est une perle sur la toile.
    Merci.

  2. Merci !

    De votre part, cela prend une grande signification. C’est un projet qui me trottait dans la tête depuis un moment et que je viens de mettre en ligne. J’y prend beaucoup de plaisir.

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