Dix quatre-vingt-neuvième

On commence avec cette curieuse question

Quelle est la somme, si elle existe, de

0,1+ 0,01+ 0,002+ 0,0003+ 0,00005+ 0,000008+ 0,0000013+ 

On reconnaît les termes de la suite de Fibonacci, multipliés par des puissances de 10 correspondant à leur rang. Cette somme existe et, ô surprise, il s’agit en plus d’un nombre rationnel !

Dans ce billet, on répondra à cette question et on fait même un peu plus, pour la chance. On reprend, d’abord, la très célèbre suite de FibonacciF0=0,F1=1, Fn=Fn1+Fn2et on cherche ce qu’on appelle la fonction génératrice de la suite. Cette fonction génératrice nous permettra plus tard de trouver une expression de forme fermée (closed form pour les anglophones) pour calculer la valeur du ne terme de la suite (sans calculer tous les termes précédents avec la formule par récurrence). On s’intéressera enfin à la réponse à la question posée en préambule.

On commence donc par chercher une fonction génératrice de la suite, c’est-à-dire qu’on cherche une fonction polynomiale f f(z)=F0+F1z+F2z2+F3z3+F4z4+F5z5+ dont les coefficients des termes en z sont justement les termes de la suite de Fibonacci. Comme il existe une infinité de termes pour la suite de Fibonacci, la fonction possède elle aussi une infinité de termes. Et comme en plusF0, F1, F2, sont tous des entiers positifs, et même queF0F1F2 on peut déjà se demander si cette fonction converge pour certaines valeurs de z autres que, par exemple, z=0. S’il est facile de vérifier que f(0)=0, il est aussi facile de vérifier que la série diverge pour d’autres valeurs de z: d’un coup d’œil, on constate qu’elle diverge pour des valeurs de z supérieure ou égale à 1. On laisse cependant pour l’instant cette question plus technique en plan, avant d’y répondre plus tard, lorsqu’on aura exprimé la fonction sous une forme plus pratique. On multiplie deux fois la fonction, d’abord par z puis par z2. f(z)=F0+F1z+F2z2+F3z3+F4z4+F5z5+ zf(z)=F0+ F0z+F1z2+F2z3+F3z4+F4z5+ z2f(z)=F0+F1z+ F0z2+F1z3+F2z4+F3z5+ On soustrait les deux équations du bas à la première. On remarque que tous les termes à partir de z2 disparaissent. En effet, en se rappelant la définition même des termes de la suite de Fibonacci, on a, par exemple, pour les termes en z2 seulement F2z2F1z2F0z2=(F2F1F0)z2=(F1+F0F1F0)z2=0puis pour les termes en z3 F3z3F2z3F1z3=(F3F2F1)z3=(F2+F1F2F1)z3=0et ainsi de suite… De plus, comme F0=0il ne reste à la fin que (F1F0)zce qui est tout simplement (F1F0)z=(10)z=zAh ! On a doncf(z)zf(z)z2f(z)=zet en effectuant la mise en évidencef(x)(1zz2)=z
on obtient une nouvelle expression pour la fonction f, une forme fermée de f f(z)=z1zz2Avant de continuer, une petite division avec crochet fort distrayante illustre de belle manière cette dernière égalitéthedudeminds_2013040501

Il n’y a pas à dire : ces coefficients sont les termes de la suite de Fibonacci !

On tente ensuite d’exprimer la fraction de droite comme une somme de “fractions partielles”. Afin d’y arriver, on utilise une fonction génératrice plus simple, telle que11αz=1+αz+α2z2+α3z3+α4z3+α5z5+On posef(z)=z1zz2=A1αz+B1βzEn développant la partie de droite on obtientA1αz+B1βz=An=0αnzn+Bn=0βnznou de manière équivalenteA1αz+B1βz=n=0(Aαn+Bβn)znEn outre,f(z)=n=0Fnzn=n=0(Aαn+Bβn)znet les expressionsAαn+Bβncorrespondent aux coefficients Fn des zn, c’est-à-dire aux termes de la suite de Fibonacci. On essaie donc de trouver des A, B, α et β tels queA1αz+B1βz=z1zz2En mettant la somme à gauche sur le même dénominateur, on obtientA1αz+B1βz=A(1βz)(1αz)(1βz)+B(1αz)(1βz)(1αz)=AAβz+BBαz(1αz)(1βz)=(A+B)(Aβ+βα)z(1αz)(1βz)c’est-à-dire qu’on a z1zz2=(A+B)(Aβ+βα)z(1αz)(1βz)et qu’il faut résoudre le système d’équations suivant1zz2=(1αz)(1βz)z=(A+B)(Aβ+Bα)zEn examinant la première équation, on peut s’attaquer aux valeurs de α et β en tentant de factoriser le trinôme1zz2dont le terme constant est 1. En complétant le carré et en factorisant la différence de carrés, on obtient1zz2=1z+14z214z2z2=(112z)254z2=(112z)2(52z)2=(11+52z)(1152z)et cela nous donne des valeurs pour α et β α=1+52,β=152Le premier nombre est bien connu, c’est le nombre d’or, tel que vu ici par exemple. On note généralement le nombre d’or avec la lettre grecque φ. On remarque au passage que152=φ1Puisqueα=φ,β=φ1il ne reste qu’à trouver A et B dansz=(A+B)(Aβ+Bα)zEn posant z=0, on trouve facilement que B=A. Du coup, l’équation précédente devientz=(A+(A))((A)φ1Aφ)z=(Aφ1+Aφ)zEn divisant par z0 1=Aφ1+Aφpuis en effectuant la mise en évidence de A,1=A(φ1+φ)on obtient1φ1+φ=AUn peu d’algèbre élémentaire nous permet d’écrire d’abord ceciA=1φ1+φ=φ1+φ2=1+521+6+254=1+55+5puis de simplifier davantage A=1+55+5=1+55+51515=15555+55=445=15On trouve par le fait même queB=15Cela nous permet de de remplacer A, B, α et β d’abord dans11αz+B1βz=z1zz2afin d’obtenir la fonction f comme somme de fractions partielles f(z)=151φz+151+φ1z=(15)(11φz11+φ1z)Et commef(z)=An=0αnzn+Bn=0βnznc’est-à-dire quef(z)=15n=0φnzn15n=0(φ1)nznon peut enfin trouver pour quelles valeurs de z est-ce que la fonction existe, autrement dit, pour quelles valeurs de z est-ce que n=0(15φn+15(φ1)n)zn=15n=0φnzn15n=0(φ1)nznconverge. La première somme converge si limn|φn+1zn+1φnzn|<1On obtient donc|φz|<11<φz<11<1+52z<121+5<z<21+5La deuxième somme converge si limn|(φ1)n+1zn+1(φ1)nzn|<1et on obtient|φ1z|<11<φ1z<11<152z<1215<z<215Puisque 215<21+5<z<21+5<215on trouve que la série converge seulement pour des valeurs de zentre 21+5<z<21+5Par ailleurs, on obtient également un résultat fort intéressant, la formule pour le nième terme de la suite de Fibonacci, les coefficients de zn dans f(z). En remplaçant A, B, α et β dans Fn=Aαn+Bβnon a Fn=15φn+(15)(φ1)nqu’on peut réécrire comme Fn=15φn+(15)(φ1)n=(15)(φn(φ1)n)=(15)(φn(1)n)(φ1)n=φn(1)nφn5formule qui a été découverte par Daniel Bernoulli en 1728 et ensuite tombée dans l’oubli jusqu’à ce que Jacques Binet la redécouvre en 1843. Un peu d’algèbre nous permet de la transformer sous d’autres formes couramment rencontrées dans la littérature et sur internet.

On s’attarde enfin à la question du début du billet, à savoir vers quel nombre converge la somme suivanten=0Fn10n=0+0,1+0,01+0,002+0,0003+0,00005+0,000008+0,0000013+ Aussi étonnant que cela puisse paraître, la somme existe et c’est un nombre rationnel de période 44. C’est n=0Fn10n=1089=0,11235955056179775280898876404494382022471910 Pour trouver cette valeur, on réutilisef(z)=F0+F1z+F2z2+F3z3+F4z4+F5z5+ =z1zz2et on pose z=110 puisque 21+5<110<21+5afin d’obtenir f(110)=1101110(110)2=11011101100=10100101=1089c’est-à-dire 1089=F0+F1(110)+F2(110)2+F3(110)3+F4(110)4+ ou 1089=+0=+0,1=+0,01=+0,002=+0,0003=+0,00005=+0,000008=+0,0000013=+

Référence : Ronald Graham, Donald Knuth et Oren Patashnik (1994), Concrete Mathematics : A Foundation In Computer Science

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