Le nombre π est un nombre irrationnel.
La preuve qui suit est une preuve qu’on dit « élémentaire » et elle possède d’ailleurs l’avantage principal de toutes les preuves élémentaires : elle nécessite peu de résultats préalables. Dans ce cas-ci, on fera appel à quelques résultats de base de calcul différentiel (par exemple, dériver un produit de fonctions [1] ou dériver un certain nombre de fois une fonction polynomiale [2]), au théorème fondamental du calcul différentiel et intégral et à quelques propriétés de la fonction sinus, à savoir en particulier que La preuve possède cependant les désavantages de (presque) toutes les preuves élémentaires de résultats difficiles : elle est plutôt longue, intriquée, et il est essentiellement impossible de justifier ou de donner une motivation pour les prochaines étapes, qui semblent parfois ne maintenir qu’un fil conducteur très ténu (non sans rappeler la preuve “élémentaire” de la valeur de ζ(2)). Dès lors, le lecteur perspicace se sent inévitablement trahi (désolé M. Pólya).
La preuve est essentiellement celle de Y. Iwamoto, parue dans le Journal of Osaka Institute of Science and Technology en 1949. La preuve de M. Iwamoto est une version plus forte de celle, plus célèbre, d’Ivan Niven [3] parue deux ans plus tôt. Dans sa monographie Irrational Numbers, Niven explique que sa preuve reprend et développe des idées basées sur celle de nul autre que Charles Hermite.
Comme cette preuve s’adresse à un public averti, on trouve dans la littérature peu de détails sur les étapes intermédiaires. Et comme mon blogue s’adresse à un public plus large, je vais tenter une approche plus près de celle empruntée par Michael Spivak dans son livre Calculus (4th edition), c’est-à-dire avec un peu plus d’explications. Ainsi, j’espère faire honneur malgré tout à M. Pólya [4] :
“The advanced reader who skips parts that appear too elementary may miss more than the less advanced reader who skips parts too complex.“
Dans ce qui suit, on notera la dérivée ième de la fonction . On a donc en particulier pour les premières valeurs de : On considère d’abord la fonction suivante Il est évident que pour la fonction satisfait Si on développe le binôme entre parenthèses, et qu’on distribue par la suite , on obtient au numérateur un polynôme de degré , c’est-à-dire qu’on peut exprimer la fonction comme pour certaines valeurs entières de (on pourrait exprimer ces valeurs avec le binôme de Newton mais c’est, dans cette preuve, sans importance). On considère les dérivées ième de . Il est clair que si puisque dans ce cas, il ne reste que des termes en , ou si puisque dans ce cas, on dérive un nombre plus grand de fois que le degré du polynôme. Pour on a ce qui fait Tous les termes à droites sont des nombres entiers. Ainsi, l’expression représente toujours un nombre entier, quelle que soit la valeur de . Par ailleurs, on a ce qui nous permet de trouver en particulier et de conclure que l’expressionreprésente elle aussi toujours un nombre entier. Avant d’introduire d’autres fonctions savamment construites à partir de , on s’attarde à une courte remarque. Si est un nombre positif, alors pour tout , on a, pour un suffisamment grand, On peut d’abord observer que si , on a
Incidemment, en posant un nombre naturel tel quequ’importe la valeur de les valeurs successives seront De cela on tire, en choisissant correctement une valeur de assez grande, et donc obtenirsoit le résultat attendu. On s’attaque maintenant à l’irrationalité du nombre . On va cependant démontrer un résultat encore plus fort, l’irrationalité de . En effet, si était rationnel, alors serait certainement lui aussi rationnel. La preuve fonctionne par contradiction. On suppose donc que est rationnel et queavec et des entiers positifs premiers entre eux. On introduit la fonction suivante Lorsqu’on distribue dans la parenthèse, on obtient des coefficients des termes en de la forme c’est-à-dire tous des nombres entiers. Et puisque et sont des entiers, alorsetsont eux aussi des entiers. On dérive la fonction deux fois Le dernier terme, est bien sûr zéro. Maintenant, on remarque qu’en multipliant par , on obtient et qu’il est possible de faire la somme de et et d’observer que tous les termes s’annulent sauf un, afin d’obtenir On introduit enfin une dernière fonction Lorsqu’on dérive cette fonction, on obtient ce qui se simplifie en regroupant les deux termes qui s’annulent et en effectuant la mise en évidence En remplaçant l’expression entre parenthèses, on obtient On considère maintenant l’intégrale définie suivante Le théorème fondamental du calcul différentiel et intégral nous permet d’écrire On a, à droite, une somme de termes constants multipliée par . De cela, en divisant par , on tire l’intégrale définie c’est-à-dire un nombre entier ! Or, comme on avait remarqué, on a pourConséquemment, en multipliant par , un nombre positif, on aet donc aussi, en inspectant les bornes de l’intégrale,Mais comme ce raisonnement est indépendant de la valeur de , on n’a qu’à choisir un assez grand afin d’obtenir ce qui est la contradiction recherchée ! L’intégrale est un nombre entier, mais il n’y a évidemment aucun nombre entier strictement supérieur à et strictement inférieur à . Notre prémisse de départ s’avère donc fausse : est irrationnel.
[1] [2] Si on a et comme à chaque fois qu’on dérive le degré diminue de , si on dérive fois une fonction polynomiale de degré , on obtient une constante et si on dérive la fonction polynomiale plus de fois, on obtient des termes nuls.
[3] Voici la preuve originale d’Ivan Niven parue dans le Bulletin of American Mathematical Society 53 (1947), 509.

[4] George Pólya (1954) dans Induction and Analogy in Mathematics
Références supplémentaires : Michael Spivak (2008), Calculus (4th edition)
Martin Aigner et Günter M. Ziegler (2010), Proofs from THE BOOK (4th edition)
Ivan Niven (1965), Irrational Numbers