
Voici un théorème surprenant de géométrie élémentaire découvert par Frank Morley (père de Christopher Morley) autour de l’année 1904. À l’époque, Morley, professeur à l’université John Hopkins, partage son résultat avec ses étudiants dans ses cours. Il attendra cependant encore plusieurs années avant de publier sa découverte dans un (obscur) journal mathématique japonnais (1924). Bien que ce théorème ait apparemment échappé tant aux géomètres de l’Antiquité qu’à ceux responsables de la renaissance de la géométrie au XIXième siècle, il est redécouvert quelques années plus tard, à point, et présenté comme problème dans Mathesis (1908) et dans l’Educational Times (1909). Une solution, trigonométrique, est publiée dans le Mathesis alors que trois solutions sont soumises au Times : une trigonométrique et deux géométriques. Le théorème tombe ensuite dans l’oubli pendant 4 ans avant de réapparaître avec F.G. Taylor et W.L. Marr dans le The proceedings of Edinburgh Mathematical Society en tant que nouveau théorème. Des étudiants et amis de Morley entrent en contact avec Taylor et Marr pour leur faire part de sa découverte. Lorsque Taylor et Marr publient leur article, ils donnent le mérite de la découverte à Morley. Voici la première preuve de leur article, particulièrement ingénieuse, et apparemment due à W.E. Philip (1914) . C’est une preuve de type directe.

Soit un triangle dont les mesures des angles sont, dans l’ordre habituel, , et . Les trisectrices adjacentes à se croisent en , adjacentes à se croisent en et adjacentes à se croisent en . On prolonge et afin qu’elles se croisent en . Considérons le triangle : les segments et sont des bissectrices et est donc le centre du cercle inscrit. On nomme le point de tangence du cercle avec et le point de tangence du cercle avec . Le prolongement de coupe en et le prolongement de coupe en . Enfin, de , on mène une tangente qui touche le cercle en (sur le petit arc ) et coupe en .

On observe d’abord que les triangles et et les triangles et sont isométriques par le cas ACA. Comme et sont des rayons du cercle, on trouve, par transitivité, que les côtés , , et sont tous isométriques. Par ailleurs, la tangente étant perpendiculaire au rayon , on est en présence d’un triangle rectangle dont l’hypoténuse est le double de la cathète . L’angle a donc pour mesure et a donc pour mesure .

On considère maintenant le quadrilatère . En soustrayant les mesures des angles droits et , on obtient l’égalité suivante ou de manière équivalente L’angle fait partie du triangle dans lequel on a Enfin comme dans le grand triangle on a ce qui donne en multipliant chaque côté par on peut combiner les résultats précédents afin d’obtenir ou Ensuite, les segments et sont isométriques puisqu’il s’agit de deux tangentes à un cercle issue d’un même point. est donc sur la médiatrice issue de dans le triangle . Et comme ce triangle est isocèle ( et sont des rayons), cette médiatrice est aussi bissectrice. Les angles et sont donc isométriques. On tire En remplaçant par la valeur trouvée pour la mesure de on obtient c’est-à-dire Mais puisque les angles et sont donc isométriques, on a aussi Comme on a dit plus haut que les segments et étaient isométriques, les triangles et sont isométriques par le cas CAC. Et comme dans les triangles isométriques les angles homologues sont isométriques, on a Considérons maintenant le triangle . Puisque les segments et sont isométriques, le triangle est isocèle et les angles et sont isométriques. Toujours dans le même triangle, on trouve et comme on avait trouvé préalablement que on aPuisque on trouve et puisque on trouve aussi Dans le triangle , on a ce qui donne en remplaçant et doncPuisque c’est-à-dire que les angles et sont supplémentaires, le quadrilatère est inscriptible dans un cercle[1]. Les angles et interceptent le même arc et sont donc de même mesure . est donc sur la trisectrice (et par définition il est aussi sur la trisectrice ) et on peut conclure que et sont confondus.

De façon similaire, on peut montrer que la tangente au cercle issue de passe par . L’angle a donc lui aussi pour mesure . La figure est symétrique et les points et sont placés de façon symétrique de part et d’autre. En particulier les segments et sont isométriques et incidemment les triangles et sont isométriques. Les angles homologues et sont eux-aussi isométriques. Mais comme les angles et sont eux-mêmes isométriques, on trouve, par transitivité, que les angles et sont isométriques. En outre, comme l’angle a pour mesure et que on a, en substituant ce qui implique donc

Puisqu’il nous est possible de reproduire la même démarche pour chaque sommet, le triangle est équiangle et donc équilatéral.
[1] Nous avons déjà rencontré sur ce blogue ce théorème (Proposition III.22 des Éléments d’Euclide). Si un quadrilatère est inscriptible dans un cercle, alors ses angles opposés sont supplémentaires

L’angle intercepte l’arc . L’angle intercepte l’arc . Ensemble, ils interceptent le cercle au complet : comme un angle inscrit a pour mesure la moitié de l’angle au centre qui intercepte le même arc, on peut conclure qu’ils sont supplémentaires. Réciproquement, si un quadrilatère possède des angles opposés supplémentaires, alors il est inscriptible. Considérons un quadrilatère dont les angles opposés sont supplémentaires mais qui n’est pas inscriptible. On peut tracer un cercle passant par mais comme n’est pas inscriptible, le cercle ne passe pas par (ici est à l’extérieur du cercle mais il pourrait très bien être à l’intérieur). Soit l’intersection de et du cercle (si est à l’intérieur, il suffit de prolonger ). Par le théorème que l’on vient de prouver, les angles et sont supplémentaires… or par hypothèse et sont supplémentaires : il y contradiction! Il faut donc que et coïncident.
Références :
F. Glanville Taylor and W. L. Marr (1913). The six trisectors of each of the angles of a triangle. Proceedings of the Edinburgh Mathematical Society, 32 , pp 119-131
H.S.M. Coxeter and S.L. Greitzer (1967), Geometry Revisited pp 47-49
R. A. Johnson (1929), Modern Geometry pp 253-254
Toujours aussi plaisant de lire tes articles, on y apprend des choses intéressantes et très accessibles.
Je seconde Dominik. Merci.
Dominik, tu es un collègue pour qui j’ai beaucoup d’estime.
Missmath, comme vous le savez, c’est réciproque puisque je suis un avide lecteur de votre blogue !