Un petit pas pour l’induction…

… mais un pas de géant pour l’inégalité des moyennes arithmétique et géométrique

L’inégalité des moyennes arithmétique et géométrique est une inégalité élémentaire très connue (et utile). La moyenne arithmétique A de deux nombres positifs a et b est A=a+b2alors que la moyenne géométrique G [1]  de deux nombres positifs a et b est G=abL’inégalité stipule que AG

Pour 2 nombres

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Le triangle est-il rectangle ? La cathète étant plus petite que l’hypoténuse, on a a+b>2ab ou a+b2>ab

L’inégalité pour deux nombres positifs a et b est a+b2abOn peut faire la démonstration de cette inégalité assez facilement. On observe d’abord que (bab)2 étant un carré, c’est-à-dire un nombre positif, on a (bab)20Il est aussi évident qu’on a l’égalité si et seulement si ba=b. Ainsi, si bab, on a (bab)2>0On peut développer à gauche, a2ab+b>0ou, de manière équivalente, a+b>2abou encore a+b2>abVoilà.

Qu’en est-il pour trois nombres ? Pour quatre nombres ? Pour n nombres ? L’inégalité tient-elle ? La réponse est oui. Pour trois nombres, on a  a+b+c3abc3avec égalité si et seulement si a=b=c et pour quatre, a+b+c+d4abcd4avec égalité si et seulement si a=b=c=d. Pour n nombres, c’est a1+a2+a3++anna1a2a3anntoujours avec égalité si a1=a2=a3==an

Pour n nombres

L’inégalité des moyennes arithmétique et géométrique était en fait une belle excuse dans ce billet pour vous présenter le petit bijou d’induction mathématique qui suit. Il me semble que dans chaque livre ou manuel, lorsque vient le temps de faire l’introduction à l’induction mathématique, on prend grand soin d’expliquer l’induction « qui monte » et celle « qui descend » … avec plusieurs exemples d’induction « qui monte » mais, c’est peut-être une impression personnelle, sans jamais fournir un exemple authentique d’induction qui descend. En voici un remarquable.

La démonstration suivante est attribuée à Augustin Louis Cauchy (1789-1857) dans son Cours d’Analyse, publié en 1821.Augustin-Louis_Cauchy_1901

Sur la recommandation de Niven [2], on s’attaque d’abord aux cas n=3 et n=4, à titre d’exemples, puisque la démonstration de Cauchy peut être assez redoutable pour un néophyte. On commence donc par démontrer, avec les quatre nombres positifs a, b, c et d, que a+b+c+d4abcd4Il est clair qu’on a l’égalité si et seulement si a=b=c=det on suppose donc qu’au moins deux de ces nombres ne sont pas égaux, par exemple ab et on s’attaque à l’inégalité stricte a+b+c+d4>abcd4On sait que a+b2>abet c+d2cdpuisqu’il s’agit de l’inégalité avec deux nombres (n=2), démontrée ci-haut. En effectuant la somme de ces inégalités, on obtient a+b+c+d2>ab+cdEn réutilisant l’inégalité de deux nombres une deuxième fois, avec les membres de droite, on obtient ab+cd2abcdou ab+cd2abcdce qui fait ab+cd2abcd4ou en multipliant par 2 ab+cd2abcd4L’inégalité pour quatre nombres découle donc de ces deux inégalités a+b+c+d2>ab+cd2abcd4a+b+c+d2>2abcd4a+b+c+d4>abcd4 On note au passage qu’on obtient bien l’inégalité stricte comme résultat final. On cherche ensuite à démontrer, avec les trois nombres positifs a, b et c, que a+b+c3abc3avec égalité si et seulement si a=b=cComme pour le cas précédent, on suppose que ab et on démontre l’inégalité stricte. On utilise le résultat précédent (le cas n=4) a+b+c+d4>abcd4et on effectue la substitution suivante d=abc3On obtient donc a+b+c+abc34>abcabc34Le membre de droite se simplifie à abcabc34=(abc(abc)13)14=((a3b3c3)13(abc)13)14=((a4b4c4)13)14=(((abc)4)13)14=((abc)43)14=(abc)13=abc3 ce qui fait a+b+c+abc34>abc3Et voilà ! Il suffit de multiplier par 4 a+b+c+abc3>4abc3de soustraire abc3 de chaque côté a+b+c>3abc3et finalement de diviser par 3 a+b+c3>abc3

La preuve de Cauchy

On considère la proposition Pn suivante : pour n nombres positifs a1, a2, a3, … , an, pas tous égaux, on a a1+a2+a3++ann>a1a2a3annAfin d’alléger un peu la notation, on peut réécrire l’inégalité ci-dessous comme a1+a2+a3++an>n(a1a2a3an)1nOn sait que P2 est vraie (c’est l’inégalité avec deux nombres, démontrée ci-haut). En s’inspirant de la démarche précédente (qui établissait au passage P3 et P4), on établit Pn pour n3. On y arrive en démontant ces deux résultats :

Premier résultat : Si la proposition Pn est vraie pour les nombres n3, alors Pn1 est vraie aussi.

Deuxième résultat : Si la proposition Pn est vraie pour les nombres n3, alors P2n est vraie aussi.

Comme dans Niven [2], on peut voir que la combinaison de ces résultats démontre la proposition Pn pour tout n3. On sait que P2 est vraie, donc le deuxième résultat nous dit que P4,P8,P16,P32,P64,sont vraies aussi. Ainsi, pour montrer que la proposition Pn est vraie pour une valeur particulière de n, il suffit d’aller chercher une puissance de 2 supérieure (ou égale) à n, par le deuxième résultat, puis de « descendre » jusqu’à n par le premier résultat. Par exemple, pour établir P28, on irait jusqu’à P32 par le deuxième résultat, puis, par le premier, on obtiendrait successivement les propositions P31,P30,P29,P28Comment ne pas s’extasier devant autant de génie ?

On s’attaque d’abord à la démonstration que Pn implique Pn1. On suppose que (c’est notre hypothèse) a1+a2+a3++an>n(a1a2a3an)1navec a1a2, et on remplace an par la moyenne géométrique g de a1, a2, … , an1, c’est-à-dire, par g=(a1a2a3an1)1n1. On obtient donc a1+a2+a3++an1+g>n(a1a2a3an1g)1nPuisque g=(a1a2a3an1)1n1gn1=a1a2a3an1 l’inégalité précédente devient a1+a2+a3++an1+g>n(gn1g)1na1+a2+a3++an1+g>n(gn)1na1+a2+a3++an1+g>ng En soustrayant g de chaque côté, on obtient a1+a2+a3++an1>(n1)gou a1+a2+a3++an1>(n1)(a1a2a3an1)1n1c’est-à-dire la proposition Pn1.

On s’attarde ensuite à démontrer que la proposition Pn implique P2n. Encore une fois, on suppose que a1a2. En utilisant le cas n=2, on sait que a1+a2>2a1a2a3+a42a3a4a5+a6>2a5a6a2n1+a2n>2a2n1a2n La somme de toutes ces inégalités correspond à l’inégalité stricte a1+a2+a3+a4++a2n1+a2n>2(a1a2+a3a4+a5a6++a2n1a2n)On note qu’il y a bien n termes dans la grande parenthèse à droite. On applique donc la proposition Pn (notre hypothèse) aux n termes à droite. Ces termes pourraient être tous égaux, donc on obtient l’inégalité large a1a2+a3a4++a2n1a2nn(a1a2a3a4a2n1a2n)1nn(a1a2a3a2n1a2n)1nn((a1a2a3a2n1a2n)12)1nn(a1a2a3a2n1a2n)12n En multipliant l’inégalité précédente par 2, on obtient 2(a1a2+a3a4++a2n1a2n)2n(a1a2a3a2n1a2n)12nce qui nous permet d’établir P2n, en réutilisant a1+a2+a3+a4++a2n1+a2n>2(a1a2+a3a4+a5a6++a2n1a2n)2n(a1a2a3a2n1a2n)12n et donc a1+a2+a3+a4++a2n1+a2n>2n(a1a2a3a2n)12nc’est-à-dire la proposition P2n.

[1] Les élèves se demandent quand est-ce qu’on utilise la moyenne géométrique. Par exemple, on l’utilise quand on veut calculer la moyenne de rapports ou de facteurs. On suppose qu’un employeur offre une augmentation salariale de 30% la première année (donc un salaire S est multiplié par 1,30), 10% la deuxième et 5% la troisième. La moyenne arithmétique nous donnerait 1,30S+1,10S+1,05S3=1,15Sc’est-à-dire une augmentation salariale moyenne 15% par année. Or, ce n’est pas le cas (un petit calcul suffit à nous convaincre). L’augmentation moyenne G doit correspondre à 1,301,101,05S=G3Sou G=1,301,101,053=1,50153=1,1451c’est-à-dire que l’augmentation moyenne n’est pas de 15% mais plutôt de 14,51%. On note au passage que la moyenne géométrique G est plus petite (1,1451) que la moyenne arithmétique (1,15), tel qu’attendu.

[2] Niven, Ivan, Maxima and Minima Without Calculus, MAA, 1981

Autre référence :

Alsina, Claudi et Nelsen, Roger B., When Less is More, MAA, 2009

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