Utinam Frater superstes esset !

La somme des inverses des nombres triangulaires

S=1+13+16+110+115+121+ En 1672, Gottfried Wilhem Leibniz est un diplomate allemand en poste à Paris et l’atmosphère intellectuelle de l’époque lui sied bien. C’est à ce moment qu’il admettrait lui-même qu’il estime sa formation mathématique déficiente, formation qui se résume à l’étude des œuvres classiques. Par chance, il rencontre à Paris le Danois Christiaan Huygens, dont la liste des réalisations mathématiques et scientifiques est déjà longue. Huygens, pas exactement à titre de professeur mais plutôt à titre de mentor, guide le jeune Leibniz dans ses découvertes mathématiques. Huygens lui soumet ce problème : « Quelle est la somme des inverses des nombres triangulaires ? » En d’autres mots, il lui faut déterminer la valeur de S dans S=1+13+16+110+115+121+ et où les nombres triangulaires sont les nombres de la forme Tk=k(k+1)2

Les premiers nombres triangulaires [0]

Leibniz commence par multiplier la somme par 12 et obtient 12S=12+16+112+120+130+ Il remplace ensuite 12 par 112, 16 par 1213, 112 par 1314 et ainsi de suite. 12S=(112)+(1213)+(1314)+(1415)+ Il lui suffit ensuite de se débarrasser des parenthèses afin d’obtenir 12S=112+1213+1314+1415+ et de simplifier toutes les fractions deux à deux pour obtenir 12S=1ce qui lui donne en multipliant par 2 S=2la solution au problème de Huygens. Ce résultat, bien que peu convaincant de par les standards actuels de rigueur, laisse néanmoins présager chez Leibniz une extraordinaire perspicacité mathématique. Lorsqu’il quitte Paris en 1676 (seulement quatre ans plus tard!) il a déjà ébauché les principes fondamentaux du calcul différentiel et intégral.

La somme des inverses des nombres carrés

S=1+14+19+116+  Saut dans le temps de deux décennies : entrent en scène les colorés frères Jakub et Johann Bernoulli, mathématiciens doués et fidèles successeurs de Leibniz. En 1689, Jakub publie son Tractatus de seriebus infinitus, traité sur les séries infinies comportant, entre autres, la preuve de la divergence de la série harmonique de son frère Johann (les preuves de Nicole Oresme et du mathématicien italien Pietro Mengoli leur étant vraisemblablement inconnues). C’est dans ce traité que Jakub s’attaque à la somme des inverses des carrés.S=1+14+19+116+  Il remarque que 14<13, que 19<16, que 116<110 et qu’en général pour k>1, 1k2<1k(k+1)2Il s’applique donc à écrire 1+14+19+116+  +1k2+  <1+13+16+110+  +1k(k+1)2+  =2Avec sa règle de comparaison, Jakub trouve que la séries des inverses des carrés converge vers un nombre plus petit que 2. Cependant, malgré tout leur brio, et surtout malgré toute leur arrogance et leur orgueil, les Bernoulli sont incapables de trouver la valeur exacte de cette somme. Depuis sa ville natale, Bâle, en Suisse, Jakub écrit à toute l’intelligentsia européenne et demande de l’aide là où il a échoué. Pour que l’appel du « problème de Bâle » trouve écho, il faut attendre 45 ans et un talent mathématique inégalé, élève de Johann Bernouilli lui-même : l’incomparable Leonhard Euler. C’est en 1734 qu’il détermine (pour une première fois) la valeur de cette somme et il s’agit de l’un de ses premiers triomphes qui cautionne son statut de génie mathématique à travers toute l’Europe.

Euler utilise dans sa preuve deux résultats préliminaires. Le premier résultat est la série de Taylor de la fonction sinus sin(x)=xx33!+x55!x77!+x99! Le deuxième concerne l’écriture d’un polynôme (fini) sous sa forme factorisée. On considère un polynôme p de degré n possédant n racines a0,a1,a2,a3,a4,  ,anet pour lequel on a p(0)=1Il est alors possible d’écrire le polynôme p sous cette forme p(x)=(1xa0)(1xa2)(1xa3)(1xa4)  (1xan)En substituant x par les valeurs 0, a0, a1, a2, … , an, il est facile de voir que d’une part p(0)=1et d’autre part p(a0)=p(a1)=p(a2)=p(a3)=  =p(an)=0Euler considère la fonction f(x)=1x23!+x45!x67!+x89! Pour lui, il ne s’agit que d’un polynôme infini pour lequel f(0)=1Pour x0, il réécrit le polynôme comme f(x)=x(1x23!+x45!x67!+x89! )x=xx33!+x55!x77!+x99! xl’expression au numérateur étant la série du sinus. Il réécrit donc le tout comme f(x)=sin(x)xtoujours avec x0. Il s’intéresse ensuite aux racines de la fonction f(x)=0ce qui revient à résoudre en multipliant par x de chaque côté sin(x)=0On sait que les racines de la fonction sinus sont 0,±π,±2π,±3π, et donc avec la restriction sur le domaine, les racines de la fonction f sont ±π,±2π,±3π, Euler, avec, d’une part, l’extraordinaire clairvoyance qu’on lui connait et, d’autre part, la rigueur beaucoup plus souple de l’époque, étend ce qu’il sait être vrai pour les polynômes finis aux polynômes infinis. Il factorise la fonction f de telle manière f(x)=(1xπ)(1xπ)(1x2π)(1x2π)(1x3π)(1x3π) Il regroupe ensuite les facteurs deux par deux f(x)=((1xπ)(1xπ))((1x2π)(1x2π))((1x3π)(1x3π)) ces facteurs étant des différences de carrés f(x)=(1x2π2)(1x24π2)(1x29π2)(1x216π2) ce qui nous mène à cette égalité particulièrement formidable 1x23!+x45!x67!+x89! =(1x2π2)(1x24π2)(1x29π2)(1x216π2) et typiquement eulérienne : une somme infinie à gauche et un produit infini à droite. À ce moment, Euler fait preuve d’encore plus d’audace et sort un autre tour de son sac : il s’imagine multiplier le produit infini à droite et regrouper les termes semblables. Le premier terme serait le produit de tous les 1 et c’est, bien entendu, 1. Pour obtenir le deuxième terme, en x2, il fait le produit du terme 1 de tous les facteurs sauf un et du terme en x2 de ce facteur. La multiplication infinie d’Euler lui donne quelque chose comme 1x23!+x45!x67!+  =1(1π2+14π2+19π2+116π2+  )x2+()x4 Dans le cas qui l’intéresse, les coefficients des termes de degrés supérieurs à 2 dans le membre de droite de l’égalité lui sont inconnus et de toute façon inutiles.  Maintenant qu’il possède une égalité de deux sommes infinies, il égale les coefficients des termes en x2 13!=(1π2+14π2+19π2+116π2+ )En multipliant par 1 de chaque côté et en observant que 3!=6, il a d’abord 16=1π2+14π2+19π2+116π2+ puis en multipliant chaque côté par π2, il obtient le résultat si remarquable 1+14+19+116+125+  =π26qui résistait à l’assaut des mathématiciens depuis des décennies.  Un nombre de prime abord invraisemblable mais définitivement plus petit que 2 tel que prédit par Jakub.  Une égalité dans laquelle on retrouve, d’un côté, les nombres carrés et de l’autre, la constante du cercle.

En reprenant ceci sin(x)x=(1x2π2)(1x24π2)(1x29π2)(1x216π2) Euler substitue x=π2et obtientsin(π2)π2=(1(π2)2π2)(1(π2)24π2)(1(π2)29π2)(1(π2)216π2)  La fonction sinus atteignant son maximum de 1 à cette valeur, il obtient 1π2=(114)(1116)(1136)(1164) Il effectue ensuite les soustractions dans chaque parenthèse et obtient 2π=(34)(1516)(3536)(6364) ou en inversant π2=(43)(1615)(3635)(6463)Enfin en factorisant les numérateurs et dénominateurs, il trouve π2=(2×21×3)(4×43×5)(6×65×7)(8×87×9) la formule du mathématicien anglais John Wallis, qui exprime π2 comme le quotient du produit des nombres pairs au numérateur et des nombres impairs au dénominateur (chaque nombre pair et chaque nombre impair étant là deux fois dans le produit)π2=2×2×4×4×6×6×8×8× 1×3×3×5×5×7×7×9× Lorsque Johann apprend qu’Euler a trouvé la solution au problème de Bâle, il écrit : Utinam Frater superstes esset ! (si seulement mon frère était encore en vie !)  Cependant la preuve ne fait pas l’unanimité et bien qu’on accepte la solution, quelques détracteurs, dont notamment le fils de Johann, Daniel, expriment à Euler leur réserve quant à la démarche menant à ladite solution. Euler répond à ses détracteurs avec une preuve complètement différente mais tout aussi ingénieuse se basant sur trois lemmes et faisant usage sans réserve du calcul intégral.

La somme des inverses des carrés (bis)

Il existe aujourd’hui des dizaines d’autres preuves de ce résultat (voir [1]). Voici non pas la deuxième preuve plus rigoureuse d’Euler, mais une preuve récente élémentaire (sans calcul intégral, sauf pour une toute petite limite à la toute fin).  C’est sans aucun doute celle qui nécessite le moins de notions préalables (bien qu’elle soit plutôt longue).  Elle semble être apparue comme exercice dans un livre des frères Akiva et Isaak Yaglom, dont l’édition originale russe est parue en 1954.  D’autres versions de cette preuve ont été redécouverte par F. Holme (1970), I. Papadimitriou (1973) et Ransford (1982) qui l’attribua à John Scholes.  On retrouve cette preuve dans le superbe livre Proofs from THE BOOK (4ième édition) de Aigner et Ziegler (2010).

L’idée de la preuve est de coincer la série 112+122+132+  +1m2dans une double inégalité dans laquelle les deux côtés tendent vers la même valeur, π26 lorsque m. On se rappelle d’abord la formule du binôme de Newton (a+b)n=(n0)an+(n1)an1b+(n2)an2b2+  +(nn1)abn1+(nn)bnEn reprenant la formule d’Euler (décidément!) eix=cos(x)+isin(x)et en élevant le tout à l’exposant n (eix)n=einx=cos(nx)+isin(nx)=(cos(x)+isin(x))nil nous est possible d’appliquer la formule du binôme à droite, avec a=cos(x) et b=isin(x).  On obtient (cos(x)+isin(x))n=(n0)cosn+(n1)cosn1(x)(isin(x))+(n2)cosn2(x)(isin(x))2+(n3)cosn3(x)(isin(x))3+(n4)cosn4(x)(isin(x))4+ et comme i01, i1=i, i2=1, i3=i, i4=1, … , on obtient (cos(x)+isin(x))n=(n0)cosn+i(n1)cosn1(x)sin(x)(n2)cosn2(x)sin2(x)i(n3)cosn3(x)sin3(x)+(n4)cosn4(x)sin4(x)+ En ne considérant que la partie imaginaire de cette égalité, on a sin(nx)=(n1)cosn1(x)sin(x)(n3)cosn3(x)sin3(x)± On divise chaque côté par sinn(x) afin d’obtenir sin(nx)sinn(x)=(n1)cotn1(x)(n3)cotn3(x)± On considère des valeurs de n impaires, et on pose n=2m+1et donc sin(nx)sinn(x)=(2m+11)cot2m(x)(2m+13)cot2m2(x)± et pour x on considère les m différentes valeurs x=rπ2m+1avec r=1,2,3,,mOn remarque que pour chacune de ces valeurs, on a nx=rπet donc, toujours pour ces valeurs, sin(nx)=sin(rπ)=0Enfin, 0<x<π2implique m valeurs strictement positives pour sin(x). Puisque pour ces m valeurs de x on a sin(nx)=0, l’équation sin(nx)sinn(x)=(2m+11)cot2m(x)(2m+13)cot2m2(x)± devient 0=(2m+11)cot2m(x)(2m+13)cot2m2(x)± toujours pour ces m valeurs de x.  En réécrivant, on obtient 0=(2m+11)(cot2(x))m(2m+13)(cot2(x))m1± Sur ce, on considère le polynôme p suivant p(t)=(2m+11)tm(2m+13)tm1±  +(1)m(2m+12m+1)On connait ses m racines distinctes ! Ce sont ar=cot2(rπ2m+1)pour r=1,2,3,,mÀ l’instar d’Euler, on peut donc réécrire le polynôme sous sa forme factorisée p(t)=(2m+11)(tcot2(π2m+1))(tcot2(2π2m+1))  (tcot2(mπ2m+1))Remarquons que le coefficient de tm1 d’un polynôme p(t)=c(ta1)(ta2)  (tam)est c(a1+a2+  +am)après multiplication des facteurs [2].  On peut donc comparer les coefficients de tm1 dans p(t)=(2m+11)tm(2m+13)tm1±  +(1)m(2m+12m+1)et p(t)=(2m+11)(tcot2(π2m+1))(tcot2(2π2m+1))  (tcot2(mπ2m+1))afin d’obtenir (2m+13)=(2m+11)(a1+a2+a3+  +ar)Cela nous permet de trouver l’expression qui représente la somme des racines a1+a2+a3+  +ar=(2m+13)(2m+11)ce qui se simplifie comme (2m+13)(2m+11)=(2m+1)!(2m+13)!(3!)(2m+1)!(2m+11)!(1!)=(2m)!(2m2)!(3!)=2m(2m1)(2m2)!(2m2)!6=2m(2m1)6c’est-à-dire que cot2(π2m+1)+cot2(2π2m+1)+  +cot2(mπ2m+1)=2m(2m1)6C’est une très jolie formule qui donne pour les premières valeurs de m cot2(π3)=13cot2(π5)+cot2(2π5)=2cot2(π7)+cot2(2π7)+cot2(3π7)=5C’est aussi ce que l’on aura besoin d’un côté de la double inégalité.  De l’autre, on aura besoin de csc2(π2m+1)+csc2(2π2m+1)+  +csc2(mπ2m+1)=2m(2m+2)6Pour prouver cette dernière équation, on remarque quecot2(x)+1=csc2(x)et donc cot2(π2m+1)+cot2(2π2m+1)+  +cot2(mπ2m+1)=2m(2m1)6devient en ajoutant 1 à chaque terme à gauche, donc m de chaque côté, cot2(π2m+1)+1+cot2(2π2m+1)+1+  +cot2(mπ2m+1)+1=2m(2m1)6+mc’est-à-dire csc2(π2m+1)+csc2(2π2m+1)+  +csc2(mπ2m+1)=2m(2m1)+6m6ou csc2(π2m+1)+csc2(2π2m+1)+  +csc2(mπ2m+1)=2m(2m+2)6On s’attaque maintenant à l’étape finale !  Puisque pour 0<y<π2on a [3] sin(y)<y<tan(y)cela implique que 1tan(y)<1y<1sin(y)ou en réécrivantcot(y)<1y<csc(y)En élevant au carré on obtient finalement cot2(y)<1y2<csc2(y)Il suffit de prendre cette double inégalité et de l’appliquer à chacune des m valeurs considérées de x.  On somme. 2m(2m1)6<(2m+1π)2+(2m+12π)2+  +(2m+1mπ)2<2m(2m+2)6En multipliant par (π2m+1)2partout, on obtient (π2m+1)2(2m(2m1)6)<112+122+132+  +1m2<(π2m+1)2(2m(2m+2)6)Enfin, en réécrivant π26(2m2m+1)(2m12m+1)<112+122+132+  +1m2<π26(2m2m+1)(2m+22m+1)on s’aperçoit que la somme est coincée entre deux côtés d’une inégalité qui tendent chacun vers π26 lorsque m.

S

[0] https://commons.wikimedia.org/wiki/File:First_six_triangular_numbers.svg

[1] Evaluating ζ(2) Fourteen proofs compiled by Robin Chapman

[2] Par exemple, pour les premières valeurs de r, on a c(ta1)=ctca1c(ta1)(ta2)=ct2c(a1+a2)t+ca1a2c(ta1)(ta2)(ta3)=ct3c(a1+a2+a3)t+c(a1a2+a1a3+a2a3)tca1a2a3

[3] En considérant le cercle trigonométrique suivant

on a Aire de OAB<Aire du secteur OAB<Aire de OACc’est-à-dire sin(y)2<y2<tan(y)2ou tout simplement sin(y)<y<tan(y)

Références : William Dunham (1991), Journey Trough Genius

William Dunham  (1999), Euler : The Master of Us All

Martin Aigner et Günter M.  Ziegler (2004), Proofs from THE BOOK

2 thoughts on “Utinam Frater superstes esset !

  1. corriger ‘effet’ en ‘esset’ (subjonctif de esse).
    effet n’a aucun sens.

  2. C’est fait ! Merci pour la correction. Je suis retourné voir dans ma source (Dunham), et il y a une erreur là aussi (sans surprise, je ne parle pas moi-même latin).

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